Peur bleue



Alexandre Dumas


L'effet produit par le récit de M. Ledru fut terrible; nul de nous ne songea à réagir contre cette impression, pas même le docteur.

Le chevalier Lenoir, interpellé par M. Ledru, répondait par un simple signe d'adhésion ; la dame pâle, qui s'était un instant soulevée sur son canapé, était retombée au milieu de ses coussins, et n'avait donné signe d'existence que par un soupir ; le commissaire de police, qui ne voyait pas dans tout cela matière à verbaliser, ne soufflait pas le mot. Pour mon compte, je notais tous les détails de la catastrophe dans mon esprit, afin de les retrouver, s'il me plaisait de les raconter un jour, et, quant à Alliette et à l'abbé Moulle, l'aventure rentrait trop complètement dans leurs idées pour qu'ils essayassent de la combattre.

Au contraire, l'abbé Moulle rompit le premier le silence, et, résumant en quelque sorte l'opinion générale:

?Je crois parfaitement à ce que vous venez de nous raconter, mon cher Ledru, dit-il ; mais comment vous expliquez-vous ce fait ? comme on dit en langage matériel.

?Je ne me l'explique pas, dit M. Ledru; je le raconte ; voilà tout.

?Oui, comment l'expliquez-vous ? demanda le docteur, car enfin, quelle que soit la persistance de la vie, vous n'admettez pas qu'au bout de deux heures une tête coupée parle, regarde, agisse ?

?Si je me l'étais expliqué, mon cher docteur, dit M. Ledru, je n'aurais pas fait, à la suite de cet événement, une si terrible maladie.

?Mais enfin, docteur, dit le chevalier Lenoir, comment l'expliquez-vous vous-même ? car vous n'admettez point que Ledru vienne de nous raconter une histoire inventée à plaisir ; sa maladie est un fait matériel aussi.

?Parbleu ! la belle affaire ! Par une hallucination. M. Ledru a cru voir, M. Ledru a cru entendre ; c'est exactement pour lui comme s'il avait vu, entendu. Les organes qui transmettent la perception au sensorium, c'est-à-dire au cerveau, peuvent être troublés par les circonstances qui influent sur eux ; dans ce cas-là, ils se troublent, et, en se troublant, transmettent des perceptions fausses : on croit entendre, on entend ; on croit voir, et on voit.

Le froid, la pluie, l'obscurité, avaient troublé les organes de M. Ledru, voilà tout. Le fou aussi voit et entend ce qu'il croit voir et entendre ; l'hallucination est une folie momentanée ; on en garde la mémoire lorsqu'elle a disparu. Voilà tout.

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