"L’ère du bonheur"
Le visage du bonheur a cessé d'apparaître en filigrane dans les œuvres de l'art et de la littérature depuis qu'il s'est multiplié à perte de vue le long des murs et des palissades, offrant à chaque passant particulier l'image universelle où il est invité à se reconnaître.
Avec Volkswagen, plus de problèmes !
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Cet homme de goût est aussi un sage. Il choisit Mercedes Benz.
Le bonheur n'est pas un mythe, réjouissez-vous, Adam Smith et Bentham Jérémie ! «Plus nous produirons, mieux nous vivrons», écrit l'humaniste Fourastié, tandis qu'un autre génie, le général Eisenhower, répond comme en écho : «Pour sauver l'économie, il faut acheter, acheter n'importe quoi.» Production et consommation sont les mamelles de la société moderne. Allaitée de pareille façon, l'humanité croît en force et beauté : élévation du niveau de vie, facilités sans nombre, divertissements variés, culture pour tous, confort de rêve.
A l'horizon du rapport Khrouchtchev, l'aube radieuse et communiste se lève enfin, inaugurant son règne par deux décrets révolutionnaires : la suppression des impôts et les transports gratuits. Oui, l'âge d'or est en vue, à un jet de salive.
Dans ce bouleversement, un grand disparu : le prolétariat. S'est-il évanoui ? A-t-il pris le maquis ? Le relègue-t-on dans un musée ? Dans les pays hautement industrialisés, le prolétaire a cessé d'exister, assurent certains. L'accumulation de réfrigérateurs, de T.V., de Dauphine, d'H.L.M., de théâtres populaires l'atteste. D'autres, par contre, s'indignent, dénoncent le tour de passe-passe, le doigt braqué sur une frange de travailleurs dont les bas salaires et les conditions misérables évoquent indéniablement le XIX° siècle.
Le rideau noir se lève : la chasse aux affamés et au dernier prolétaire est ouverte. C'est à qui lui vendra sa voiture et son mixer, son bar et sa bibliothèque. C'est à qui l'identifiera au personnage souriant d'une affiche bien rassurante : «Heureux qui fume une Lucky Strike.»
Et heureuse, heureuse humanité qui va, dans un futur rapproché, réceptionner les colis dont les insurgés du XIX° siècle ont arraché, au prix des luttes que l'on sait, les ordres de la livraison. Les révoltés de Lyon et de Fourmies ont bien de la chance à titre posthume. Des millions d'êtres humains fusillés, torturés, emprisonnés, affamés, abrutis, ridiculisés savamment ont du moins, dans la paix des charniers et des fosses communes, la garantie historique d'être morts pour qu'isolés dans des appartements à air conditionné leurs descendants apprennent à répéter, sur la foi des émissions télévisées quotidiennement, qu'ils sont heureux et libres. «Les communards se sont fait tuer jusqu'au dernier pour que toi aussi tu puisses acheter une chaîne stéréophonique Philips haute fidélité.»
Un bel avenir qui aurait fait la joie du passé, on n'en doute pas.
Raoul Vaneigem
Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations